Jurisprudence

Servitude de vue : Règles et Formalités

Servitude de Vue : Ce que Dit la Cour de Cassation

Temps de lecture : 9 minutes

Votre voisin vient de construire une extension avec une fenêtre qui plonge directement sur votre jardin. Ou à l'inverse, vous souhaitez créer une ouverture mais le voisin menace de saisir la justice. La servitude de vue, régie par les articles 678 à 680 du Code civil, génère un contentieux abondant devant les tribunaux. La Cour de cassation a posé des principes clairs : distances minimales obligatoires, distinction entre vue droite et vue oblique, acquisition par prescription trentenaire. Comprendre ces règles — et la jurisprudence qui les interprète — vous permet d'anticiper les litiges ou de défendre vos droits. Cette page synthétise les décisions majeures et leurs implications concrètes pour votre projet.

Sommaire

Qu'est-ce qu'une servitude de vue ?

Définition juridique

La servitude de vue est une charge imposée sur un fonds (dit "servant") au profit d'un autre fonds (dit "dominant"). Elle permet au propriétaire du fonds dominant de maintenir des ouvertures donnant vue sur le fonds voisin, même si les distances légales du Code civil ne sont pas respectées.

En droit, le mot "servitude" désigne une limitation au droit de propriété au bénéfice d'autrui. La servitude de vue peut résulter de trois sources :

Source Mécanisme Exemple
Titre Acte notarié Vente avec clause autorisant les vues
Prescription Usage trentenaire Fenêtre existante depuis plus de 30 ans
Destination du père de famille Division d'un fonds unique Maison divisée avec vues préexistantes

Servitude et droit de l'urbanisme

La servitude de vue relève du Code civil, non du Code de l'urbanisme. Le plan de masse pour permis de construire ne mentionne pas les distances de vue — elles ne sont pas vérifiées par l'instructeur. Un permis accordé ne valide en rien le respect des distances du Code civil.

Les servitudes d'utilité publique (SUP), annexées au PLU, sont différentes : elles concernent l'intérêt général (lignes électriques, canalisations, monuments historiques). Ne confondez pas ces deux types de servitudes.

Servitude et servitude de passage

La servitude de passage permet le transit sur le fonds d'autrui pour accéder à la voie publique. Elle n'a rien à voir avec la servitude de vue, bien que le terme "servitude" soit commun. Le droit de passage concerne l'enclavement d'un terrain, tandis que la vue concerne les ouvertures sur les voisins.

Les distances légales : vue droite et vue oblique

Vue droite : 1,90 m minimum

L'article 678 du Code civil impose une distance de 1,90 mètre pour toute vue droite sur la propriété voisine. Une vue droite permet de regarder directement chez le voisin sans tourner la tête ni se pencher.

Sont considérées comme vues droites :

  • Fenêtres donnant face à la propriété voisine
  • Baies vitrées orientées vers le voisin
  • Balcons et terrasses avec garde-corps transparent
  • Portes vitrées donnant vue
  • Velux orientés vers le fonds voisin

La distance se mesure depuis le bord extérieur de l'ouverture (ou le bord extérieur du balcon) jusqu'à la limite séparative des deux propriétés. C'est la ligne de propriété qui compte, pas la construction voisine.

Vue oblique : 0,60 m minimum

L'article 679 impose 0,60 mètre pour les vues obliques. Une vue oblique nécessite de tourner la tête ou de se pencher pour voir chez le voisin. C'est le cas des fenêtres latérales permettant un regard en biais.

Point de mesure : la distance se compte depuis l'angle de l'ouverture le plus proche de la limite, perpendiculairement à cette limite.

Différence avec les règles du PLU

Le PLU peut imposer des distances aux limites séparatives différentes (souvent plus importantes). Par exemple, l'article 7 d'un règlement de zone peut exiger 4 m de recul. Mais ces règles ne remplacent pas le Code civil — elles s'y ajoutent.

Exemple : Le PLU impose 3 m aux limites. Votre fenêtre est à 3 m de la limite, donc conforme au PLU. Mais si c'est une vue droite et que la distance est inférieure à 1,90 m depuis le bord de la fenêtre, vous violez le Code civil. Le voisin peut agir devant le tribunal judiciaire malgré votre permis valide.

La servitude urbanisme façade peut aussi impacter vos ouvertures, mais sous l'angle du droit public uniquement.

L'acquisition par prescription

Le principe : 30 ans de possession

Une vue non conforme aux distances légales peut devenir un droit acquis après 30 ans de possession continue, paisible et publique. Passé ce délai, le voisin ne peut plus exiger la suppression de l'ouverture.

Cette prescription acquisitive (ou usucapion) crée une véritable servitude de vue au profit du fonds bénéficiaire. Le propriétaire du fonds servant (celui qui subit la vue) perd définitivement le droit de s'y opposer.

Conditions de la prescription

La Cour de cassation exige quatre conditions cumulatives :

  1. Possession continue : l'ouverture existe sans interruption depuis 30 ans
  2. Possession paisible : aucune contestation judiciaire n'a interrompu le délai
  3. Possession publique : la vue est visible, non dissimulée
  4. Possession non équivoque : l'ouverture constitue bien une vue, pas un simple jour

Les "jours de souffrance" (ouvertures à verre dormant ne permettant pas de voir) ne créent pas de servitude de vue, même après 30 ans. Ils doivent être situés à plus de 2,60 m du plancher au rez-de-chaussée et 1,90 m aux étages.

Preuve de l'ancienneté

Pour prouver que votre fenêtre existe depuis plus de 30 ans, plusieurs éléments sont recevables :

  • Photos anciennes datées
  • Actes notariés décrivant la construction
  • Cadastre napoléonien
  • Témoignages d'anciens voisins
  • Permis de construire d'origine

Un géomètre-expert peut établir un constat de l'état des lieux. Un notaire peut rechercher les actes anciens mentionnant les ouvertures.

Jurisprudence de la Cour de cassation

Position constante sur le cumul des codes

La Cour de cassation rappelle régulièrement que le permis de construire ne préjuge pas du droit des tiers. L'arrêt de la 3e chambre civile du 19 décembre 2019 (n° 18-25.113) confirme qu'un voisin peut obtenir la démolition d'une construction autorisée si elle viole le Code civil.

Principe : "L'obtention d'un permis de construire ne dispense pas le bénéficiaire de respecter les droits des tiers, notamment les règles relatives aux servitudes de vue."

La notion de "vue" : interprétation stricte

La Cour de cassation distingue rigoureusement :

Type d'ouverture Qualification Distance
Fenêtre à verre transparent Vue 1,90 m ou 0,60 m
Porte-fenêtre Vue 1,90 m ou 0,60 m
Velux orienté vers voisin Vue 1,90 m ou 0,60 m
Jour de souffrance (verre dormant) Pas une vue Hauteur réglementée
Lucarne à châssis fixe opaque Pas une vue Aucune distance
Mur aveugle Pas une vue Article 7 PLU

L'arrêt du 15 novembre 2018 (Cass. 3e civ., n° 17-26.258) précise qu'un simple reflet de lumière ne constitue pas une vue. L'ouverture doit permettre de regarder effectivement chez le voisin.

La sanction : suppression ou dommages-intérêts

La Cour de cassation accorde généralement la suppression de la vue non conforme. Toutefois, certains arrêts admettent les dommages-intérêts comme alternative quand la démolition serait disproportionnée (Cass. 3e civ., 21 mars 2019, n° 18-10.854).

Le juge du fond apprécie souverainement, mais la tendance jurisprudentielle reste favorable à la suppression des vues illicites. Mieux vaut prévenir que guérir.

Cas pratiques et exemples

Exemple 1 : Extension avec fenêtres côté voisin

Situation : Marc réalise une extension de 20 m² sur le côté de sa maison. Le délai d'instruction est de 1 mois pour la déclaration préalable. Il prévoit deux fenêtres donnant sur le jardin du voisin.

Analyse :

  • Distance de la façade à la limite : 4 m (conforme au PLU)
  • Fenêtres de 1 m de large → bord extérieur à 3,50 m de la limite
  • Vue droite : minimum 1,90 m → conforme

Conseil : Marc a bien calculé. Si ses fenêtres avaient été à 1,50 m de la limite, il aurait violé le Code civil malgré un permis valide.

Exemple 2 : Velux créant une vue plongeante

Situation : Sophie installe un Velux dans ses combles aménagés. La fenêtre de toit, orientée vers le sud, donne une vue plongeante sur la terrasse du voisin située à 3 m de la limite.

Analyse :

  • Velux = vue droite
  • Distance du bord de la fenêtre à la limite : 2,50 m
  • Supérieur à 1,90 m → conforme

Variante : Si le Velux était côté nord, à 1,60 m de la limite, Sophie violerait les distances du Code civil. Le voisin pourrait exiger l'obturation ou la pose d'un châssis à verre opaque.

Exemple 3 : Prescription trentenaire contestée

Situation : Jean-Paul achète une maison ancienne avec une fenêtre à 1,20 m de la limite (vue droite non conforme). Le voisin exige la suppression.

Analyse :

  • Fenêtre existante depuis la construction (1952)
  • Soit plus de 70 ans d'existence continue
  • Prescription acquise → servitude de vue constituée

Issue : Jean-Paul peut maintenir sa fenêtre. Il devra prouver l'ancienneté par le permis d'origine ou des photos historiques. Le voisin n'a aucun recours possible contre une servitude acquise.

Erreurs à éviter

1. Croire que le permis protège des règles de vue

Le permis de construire ou la déclaration préalable n'attestent que la conformité aux règles d'urbanisme. Les distances de vue du Code civil ne sont pas vérifiées par la mairie. Vous pouvez obtenir un permis et être condamné pour violation du Code civil.

2. Confondre distance à la limite et distance de vue

La distance aux limites séparatives (article 7 du PLU) concerne l'implantation du bâtiment. La distance de vue se mesure depuis le bord de l'ouverture. Une construction à 3 m de la limite peut avoir une fenêtre dont le bord est à 2,50 m — conforme au Code civil mais proche du seuil.

3. Négliger les vues obliques

Les propriétaires pensent souvent que seules les fenêtres "en face" posent problème. Faux. Une fenêtre latérale permettant de voir chez le voisin en tournant la tête constitue une vue oblique, soumise au minimum de 0,60 m.

4. Ignorer la prescription en cours

Si votre voisin a une vue illicite depuis 28 ans, vous avez 2 ans pour agir. Passé 30 ans, la servitude est acquise définitivement. La prescription se compte de date à date.

5. Construire un projet de piscine sans anticiper les vues

Une piscine ne crée pas de vue, mais les aménagements autour (terrasse surélevée, pool house avec fenêtres) peuvent en générer. Anticipez les ouvertures dès la conception du projet pour respecter les distances légales.

Questions fréquentes

Un Velux crée-t-il une servitude de vue ?

Oui, si le Velux permet de regarder chez le voisin. Une fenêtre de toit orientée vers une propriété voisine et offrant une vue directe doit respecter la distance de 1,90 m (vue droite) ou 0,60 m (vue oblique). Si le Velux est à moins de 1,90 m de la limite avec vue droite, le voisin peut exiger l'obturation ou le remplacement par un châssis à verre opaque. En revanche, un Velux donnant uniquement sur le ciel (toit du voisin très en contrebas) ne constitue pas une vue.

Pourquoi le permis de construire ne sanctionne-t-il pas les règles du Code civil ?

Le permis de construire relève du droit public et vérifie uniquement la conformité aux règles d'urbanisme (PLU, Code de l'urbanisme). Les servitudes de vue appartiennent au droit privé (Code civil). L'administration n'a ni compétence ni moyens pour vérifier les relations entre voisins. C'est pourquoi tout permis porte la mention "sous réserve du droit des tiers". Le respect du Code civil est de la responsabilité du maître d'ouvrage, vérifiable uniquement par le juge judiciaire en cas de litige.

Qu’est-ce qu’une servitude de passage ?

La servitude de passage est un droit permettant au propriétaire d'un terrain enclavé d'accéder à la voie publique en traversant un terrain voisin. Elle peut être légale (terrain totalement enclavé), conventionnelle (accord entre voisins) ou acquise par prescription. Ne la confondez pas avec la servitude de vue : la première concerne le transit physique, la seconde le regard depuis une ouverture. La servitude de passage est détaillée dans nos articles dédiés.

Comment savoir si mon terrain a des servitudes ?

Plusieurs sources à consulter :

  1. Votre acte de propriété : mentionne les servitudes connues (notaire)
  2. Le certificat d'urbanisme : indique les servitudes d'utilité publique (SUP PLU)
  3. Le PLU : annexes listant les SUP sur votre parcelle cadastrale
  4. Le fichier immobilier : conservé au service de publicité foncière
  5. Les actes des voisins : peuvent révéler des servitudes réciproques

Demandez un état des servitudes complet à votre notaire. Coût moyen : 200-400 €.

Une servitude de passage empêche-t-elle de construire ?

Une servitude de passage interdit de construire sur l'assiette du passage (la bande de terrain concernée). Vous ne pouvez pas bloquer l'accès au fonds dominant. En revanche, vous pouvez construire ailleurs sur votre terrain. La durée de validité d'un permis ne change pas l'existence de la servitude. Votre projet doit préserver le passage existant ou proposer un tracé alternatif équivalent (avec accord du bénéficiaire).

Où trouver les servitudes d’utilité publique ?

Les servitudes d'utilité publique (SUP) figurent dans les annexes du PLU, consultables en mairie ou sur le géoportail de l'urbanisme. Elles concernent : lignes électriques, canalisations de gaz, périmètres de monuments historiques, zones de bruit des aéroports, plans de prévention des risques. Le certificat d'urbanisme informatif (CUa) mentionne également les SUP applicables. Ces servitudes publiques sont différentes des servitudes privées (passage, vue) qui relèvent du Code civil.

Le plan de situation doit-il montrer les servitudes ?

Le plan de situation (pièce DP1 ou PCMI1) localise votre terrain dans la commune à partir d'un extrait cadastral ou d'une carte IGN. Il n'a pas vocation à représenter les servitudes privées (vue, passage). Les SUP peuvent y figurer si elles traversent votre parcelle (ligne électrique par exemple). Le plan de masse doit mentionner l'implantation de votre projet mais pas les distances de vue du Code civil — celles-ci relèvent de votre propre vérification.

Conclusion

La servitude de vue constitue un droit du Code civil indépendant des autorisations d'urbanisme. Les distances de 1,90 m (vue droite) et 0,60 m (vue oblique) s'imposent à tous les projets de construction, même autorisés par permis. La Cour de cassation rappelle constamment que le permis ne dispense pas du respect du droit privé.

Les points essentiels à retenir :

  • Distances légales : 1,90 m pour vue droite, 0,60 m pour vue oblique
  • Mesure : depuis le bord de l'ouverture jusqu'à la limite séparative
  • Prescription : 30 ans de possession continue créent une servitude
  • Cumul des codes : urbanisme ET Code civil s'appliquent simultanément
  • Permis : ne protège pas des actions du voisin au titre du Code civil

Avant tout projet créant des ouvertures vers les voisins, vérifiez les distances sur votre plan. Faites appel à un géomètre si les limites sont incertaines. Cette précaution vous évitera un contentieux coûteux et la démolition éventuelle de votre ouvrage.


Sources : Code civil (articles 678-680), jurisprudence Cour de cassation (3e chambre civile), Legifrance